CAMPAGNES: FUTUR DU MONDE

R. Koolhaas «L’idée que la moitié de l’humanité vit désormais en ville et que cette proportion ne fait que croître est devenue un cliché. Ironie de l’histoire, les architectes en ont pris prétexte pour se concentrer exclusivement sur la ville. La campagne c’est 98% du globe, habité par 50 % de la population humaine. »

FLORENCE SARANO

Cette analyse critique de l’architecte Rem Koolhaas, publiée dans un premier essai, (2012), puis longuement développée sera présentée – à New-York dans le célèbre MOMA, (musée d’art moderne) – sous la forme d’une grande exposition internationale au titre affirmatif et peut-être provocateur: «Countryside : Future of the World» , «Campagnes : le futur du monde». (2019). (2)
Dès 2012, il interpelle donc les architectes et leurs écoles sur les changements actuels des campagnes mais désormais il va encore plus loin en interrogeant les rôles de ces territoires pour «l’avenir du monde».

Bien sûr il n’est pas le seul à se questionner mais ce qui est remarquable c’est, d’une part, sa manière d’interpeller les architectes et, d’autre part, que ce sujet fasse l’objet d’une exposition d’architecture dans le célèbre musée d’art New-Yorkais situant le «countryside» au coeur du débat pour penser le futur à un niveau planétaire global et local.

TROIS ANALYSES CROISÉES SUR LES ESPACES RURAUX

Cette conscience de l’évolution des espaces ruraux que d’autres (géographes, paysagistes, philosophes, naturalistes et architectes …) ont également développée par ailleurs à différentes époques, constitue une généalogie évoluant vers une constellation de postures et de visions sur les relations entre les hommes et la nature (de Geddes à Mumford, de Thoreau à Léopold, de Larrère à Descola, de McHarg à Magnaghi …).

Nombre de ces visions nourrissent la démarche, les productions et les recherches de l’atelier. Nous souhaitons partager ici les appels et les analyses de trois professionnels architecte, urbaniste et géographe qui, chacun à leur manière, nous permettent d’introduire d’autres consciences de ces territoires afin de pouvoir participer à imaginer leur avenir.

VILLES / CAMPAGNES
TERRITOIRES RURAUX / MÉTROPOLES

Débutons par le rappel de la définition de countryside :
« La partie rurale de la contrée, terre loin des villes.»
En Français, le terme rural emprunté au latin ruralis «qui appartient aux champs, la campagne»; est issu de rus, (opposé à la fois à domus «maison» et à urbs «ville»); dérive aussi de ravo «libre espace», et de ru-s «espace libre» renvoyant à l’anglais «room».

Quant à campagne il signifie «des champs en général», «Une étendue quelconque de pays, considérée surtout par rapport à sa culture, à ses productions; se dit également par opposition à la ville». «L’espace rural est donc considéré comme le négatif de la ville, un espace de faible densité d’emploi et/ou de population, faiblement diversifiée, aux sols peu artificialisés, où l’agriculture tient une place dominante.1»

Pour compléter ces définitions nous avons choisi Georges Perec et son inventaire «espèces d’espaces» qui se place depuis le point de vue des citadins:

«Pour la majorité de mes semblables, la campagne est un espace d’agrément qui entoure leur résidence secondaire, borde une portion des autoroutes qu’ils empruntent le vendredi soir quand ils s’y rendent, et dont, le dimanche après-midi, s’ils ont du courage, ils parcourront quelques mètres avant de regagner la ville, où, pendant le reste de la semaine, ils se feront les chantres du retour à la nature. »

Il rajoute « J’aime être à la campagne : on mange du pain de campagne, on respire mieux, on voit parfois des animaux que l’on n’a pratiquement pas l’habitude de voir dans les villes, on fait du feu dans les cheminées, on joue à des petits jeux de société. On a souvent plus de place qu’à la ville, il faut le reconnaître, et presque autant de confort. (…) La campagne est un pays étranger.»

Cette description interroge tout à la fois : les usages, les perceptions, les imaginaires et les projections des urbains sur la campage ainsi que la notion de nature, reliée d’une part à l’authenticité et d’autre part aux loisirs, au bien-être et à la santé.

Mais aujourd’hui, quelles sont les réalités des habitants de ces espaces ruraux ? Qui sont-ils ? Que font-ils ? Pouvons-nous continuer à qualifier l’urbs et le ruralis en les opposant ? Quels sont donc les bouleversements vécus par les campagnes ?

LA CAMPAGNE : LE FUTUR DU MONDE
REM KOOLHAAS, ARCHITECTE

« La transformation urbaine m’a longtemps fasciné mais, ces dernières années, j’ai davantage fait attention à la campagne, et l’intensité des changements qui s’y produit m’a surpris. » (…) « Contemplez la campagne: champs couverts de blés dorés par le soleil; troupeaux de moutons attardés sur des prairies de trèfles; poules, chats et chèvres faisant bon ménage dans la basse-cour: l’authentique complément de l’artifice de la ville.
Nous savons, en particulier ceux qui vivent en ville, que la campagne est vaguement l’endroit d’où vient notre nourriture, et aussi celui où nous allons passer des week-end d’oisiveté à bouquiner, tisonner le feu et mettre sur le barbecue toutes sortes de viandes conditionnées.
Pourtant la réalité de la campagne est aujourd’hui passablement autre. A vrai dire elle n’a plus rien à voir avec l’idylle pré-technologique à laquelle la culture populaire nous a amenés à nous identifier.» (…)

Si nous considérons les 50 % qui vivent en dehors des villes il y a 2 milliards de personnes qui résident à la campagne sans travailler dans l’agriculture et nous ignorons ce qu’elles font 2,3,4.»

Rem Koolhaas développe également aussi son analyse reliant tourisme et territoires protégés :
«Plusieurs tendances montantes convergent à la campagne: le développement de l’économie de marché, la croissance du tourisme international et la multiplication des sites protégés.
Tout cela se tient parfaitement : on a les moyens de se payer des sites protégés, et ils sont nécessaires pour le tourisme. Cela veut dire que la campagne devient un terrain de jeux d’une élite qui peut jouir des espaces vides et réhabiliter l’environnement authentique de l’ex-agriculteur.
Le phénomène se produit à des échelles sans précédent: des villages entiers de Toscane sont achetés par des entreprises allemandes qui s’emploient à préserver l’aura de sérénité à l’intention des touristes.»

Rem Koolhaas recherche donc à qualifier les changements, ils seraient selon lui, liés à l’économie libérale, au développement des technologies agricoles, à l’homogénéisation des espèces, à la disparition des habitants d’origine, mais aussi aux migrations saisonnières des urbains vers les territoires ruraux.

DE L’AVOIR À L’ÊTRE :
VALÉRIE JOUSSEAUME, GÉOGRAPHE RURALISTE

« Après la «grande inspiration» des populations vers les villes entre 1800 et 1970 en lien avec la révolution industrielle, est venu le temps de la «grande expiration», c’est-à-dire un processus de redistribution historique de la population dans l’espace en lien avec la mutation macro-économique de notre société(5). (…)

Le bilan migratoire des espaces ruraux est devenu positif. Hier réservoir de population, émetteur vers les villes, ils deviennent des lieux d’accueil.»

Selon Valérie Jousseaume ce mouvement migratoire vers les campagnes interroge la manière d’y habiter au 21e siècle.
Si les campagnes sont un champs d’imaginaire lié au tourisme, (avec le rêve du plus beau village de France), elles sont aussi l’espace de la reconnexion à la nature et à ses rythmes qui s’accompagne d’une recherche d’autonomie alimentaire et énergétique, de recyclage et de compostage.

Valérie Jousseaume pose l’hypothèse que la ruralité devienne un mode de vie qui réinterprète l’héritage paysan. À cela s’ajoute l’insertion dans une communauté passant de l’avoir urbain à l’être rural. Mais cela implique de crééer les outils d’aménagement qui prennent en compte toutes ces données et permettent de porter un projet pour ces communes rurales :

« Les PLU ruraux actuels n’expriment quasiment jamais un véritable projet urbanistique, ils se contentent de localiser des lotissements et des zones d’activités. Une telle juxtaposition de programmes immobiliers n’a jamais fait « bourg ». En revanche, ces PLU flous et laxistes dans leur projet global, développent une règlementation tatillonne sur les pentes de toit, la distance à la rue, etc…. tendant à ne rendre acceptables que les pavillons standards : Ils favorisent l’uniformité monotone.»

Elle interpelle donc les architectes pointant les manques d’ingénierie territoriale et la nécessaire interdisciplinarité :
« Le besoin de géographes, urbanistes, d’architectes, d’agences d’urbanisme, en connivence avec les problématiques rurales, en empathie avec les héritages, les aspirations qui leur sont propres, pour concevoir des façons d’habiter rurales et contemporaines, qui ne serait pas un copié-collé mal taillé de ce qui se fait dans les périphéries des grandes villes régionales.»

AVOIR SOINS DES TERRITOIRES RURAUX
ALBERTHO MAGNAGHI

Suivant la thèse de cet architecte italien chef du mouvement des territorialistes, les villes ne peuvent contenir toutes sortes d’activités et les rejettent dans les campagnes où elles viennent aussi puiser et s’approprier les ressources.
Sa proposition est de constituer des constellations de territoires auto-soutenables et connectés qui s’appuient notamment sur les «invariants historiques» et leur ré-interprétation.

Ces invariants sont : les savoir-faire, le patrimoine bâti et immatériel, les infrastructures constituent collectivement les formes historiques de coopérations entre les hommes et les milieux ambiants qu’ils habitent. Les relations entre ces territoires ruraux et les métropoles sont donc à tisser comme une nouvelle alliance de réciprocité.

Cette vision est tout à la fois critique et projectuelle: la «bio-région urbaine»(6). Elle permet de relier les campagnes à différentes échelles de territoires (du local au global)pour construire des scénarios stratégiques et donner sens aux projets d’architecture. De plus, aujourd’hui, la conscience de la trajectoire des territoires ruraux qui les rend plus exposés, fragilisés – et les hommes aussi – nous conduit à proposer une posture de soins.

Cette notion de soin est proposée en référence à Albertho Magnaghi(7). Pour lui il est essentiel de préciser la différence entre «prendre soin» et «avoir soin» dans le sens de «prendre la place de» (se substituer), et au contraire «reconnaître l’autre».
Pas de «soins technocratiques» dispensés par de «grandes machines extérieures» mais la participation active de tous les acteurs. Celle-ci s’appuie alors sur la conscience des lieux.

En conclusion, la conscience des changements de ces campagne (nature, acteurs, conséquences sur les paysages, modes de vie mais aussi les ressources, les patrimoines et les savoir-faire) sont pris en compte pour concevoir des scénarios stratégiques et imaginer les différentes architectures actives d’un avenir soutenable.

Maintenant que la conscience des lieux est posée comme préalable au projet, il est possible de s’interroger :
Quelles architectures pouvons-nous spécifiquement concevoir pour avoir soin de ces territoires ruraux ?
Comment prendre en compte les changements de relations avec la nature, les bouleversements climatiques et la bonne gestion des ressources et des biens-communs ?

Extrait de la publication “avoir soin de Bauduen”

(1) Schmitt B., Goffette-Nagot F., Définir l’espace rural. Économie rurale Année 2000 257 pp. 42-55

(2) Koolhaas, Rem, Countryside. In: 032C. N°32, 2012, pp. 42-79.


(3) https://oma.eu/lectures/countryside


(4) https://www.guggenheim.org/exhibition/countryside

(5) Jousseaume, Valérie, Plaidoyer pour un urbanisme rural, 2017.

(6) Magnaghi, Alberto, La biorégion urbaine. Petit traité sur le terrtoire bien commun, Hétérotopia France, Paris, 2014.
(7) Magnaghi, Alberto, La conscience du lieu, Hétérotopia France, Paris, 2017.